Ce n’est qu’un jeu

« Ce n’est qu’un jeu » : formule qui dit la légèreté d’un média cantonné au divertissement et sa place mineure dans le paysage culturel. » Cette phrase élégante mijotée par l’éditeur et issue de la 4e de couv résume plutôt bien les constats qui m’ont poussé à écrire ce livre. Il faudrait rajouter que cette formule nous permet de nous dédouaner d’avoir un rapport critique au jeu de société. Critique politiquement, j’entends – pas critique par rapport au type de plaisir spécifique qu’il procure, à son rapport qualité/prix, à ses illustrations ou à son matériel. Tout ça, l’écosystème des reviewers du jeu de société le fait déjà abondamment.

Je ne vais pas résumer ici le livre, la 4e de couverture est là pour ça. Si vous voulez un peu plus de détails, une interview chez Polgara est disponible ici. Disons tout de même qu’il est d’abord composé d’une grosse première partie consacrée à l’histoire du jeu de société, qui me permet de le faire découvrir en racontant des histoires. J’ai toujours tâcher de garder à l’esprit deux lecteurices idéales quand j’écrivais : d’abord les passionnés et les professionnels du jeu contemporain, que je connais bien ; ensuite, le lectorat des éditions du Communs, qui n’y connaissent peut-être pas grand chose en jeu contemporain, mais qui peuvent être curieux des sujets sociaux, culturels et politiques. Cette première partie peut permettre aux premiers d’approfondir leur culture ludique, leur approche de notre media – pour les seconds, elle peut illustrer toute la richesse d’un objet et d’une pratique. Aux deux, je voulais montrer que le jeu de société a pu être par le passé très différent de ce que l’on dit et fait de lui actuellement. La seconde partie du livre est un essai, où je développe dans le détail les réflexions que je poursuis depuis quelques années par rapport à notre média.

Sylvain Bertrand, un des responsables des éditions du Commun, m’a hameçonné pour écrire ce livre en mars 2023. Il savait que ces sujets m’occupaient l’esprit depuis quelques années, donc je n’ai pas hésité très longtemps. J’y ai vu une opportunité d’effectuer des recherches approfondies et de vraiment développer la question, que jusqu’ici je n’avais fait qu’évoquer en rédigeant des supports de cours pour mes étudiants. Pendant un an, j’ai engrangé des refs documentaires, travaillé mon plan, et en découvrant d’autres sources, mes positions ont évolué. J’ai entamé la rédaction en mars 2024. Le premier jet m’a demandé 8 mois de travail assez dense, avec des reports nécessaires. Je dois saluer l’incroyable confiance de mon éditeur, qui n’a pas demandé à voir une seule ligne avant la fin du processus, et qui a malgré tout préparé la sortie sans se démonter. Le premier manuscrit totalisait environ 1 million de signes, ce qui était beaucoup trop. Trop souvent je m’étais laissé emporté par la matière à laquelle j’avais eu accès, notamment sur les jeux de l’Oie, ou l’histoire du jeu de rôle, de Games Workshop et de Magic – sans doute parce que c’est sur ces références que je me suis construit en tant que joueur. Après les relectures éclairées de gens qui connaissent leur métier, j’ai pu sabrer 300 000 signes, sans regrets, pour me recentrer sur le propos.

Un des reproches que m’ont fait certains relecteurices, c’est la trop forte profusion de citations. On m’a répété que devais pouvoir m’approprier ce que je trouvais chez d’autres, et écrire de manière plus personnelle. J’ai tenu a en garder un bon nombre, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il me semble que je ne suis personne pour affirmer grand chose de ma voix seule – je ne suis pas universitaire et encore moins chercheur. Ensuite, parce que je voulais montrer qu’il existe toute une littérature qui aborde le sujet, et qu’il ne s’agissait pas que des réflexions d’un hurluberlu isolé. Les sciences du jeu sont interdisciplinaires, et tant mieux – il y a énormément de choses à aller chercher dans la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie, chez les historiens… pourquoi s’en priver, si ça peut permettre d’avoir une vue plus complète et plus riche. Toute cette littérature, que ce soit les game studies ou les publications francophones en Sciences du jeu, reste inconnue du milieu du jeu de société contemporain. A la marge, quelques auteurs achètent un livre de game design comme Rules of Play ou l’Art du game design, et peuvent y questionner leurs pratiques – mais ces ouvrages restent dédiés à la conception, au « comment (bien) créer un jeu ». Ils ne permettent que peu de prise de distance sur notre média, son impact, sa place dans la culture. Bon nombre d’ouvrages qui m’ont permis de voir le jeu de société autrement, comme Critical Play de Mary Flanagan ou Persuasive Games de Ian Bogost, ne seront sans doute jamais traduits en français, tant il s’agit de sujets de niche. Une de mes première intentions, ça a donc été de transmettre, de montrer qu’il existe un océan théorique passionnant à parcourir. Mon livre se veut une petite barque avec une rame, et soyons fous, peut-être une longue vue. Ceux et celles qui voudront explorer plus avant dans une direction ou une autre auront au moins quelques pistes.

Une autre de mes intentions, bien évidemment, c’est de questionner. Je m’en doutais déjà auparavant, mais les débats et les réactions qu’a pu susciter le Manifeste Métaludique chez des auteurs ou des joueurs et joueuses passionnés ont bien montré qu’il existait des approches très différentes du jeu de société, voire du jeu au sens large. Que la question méritait d’être posée. Cette question est multiple : elle touche aux théories du jeu, à la définition du jeu, aux fonctions sociales supposées du jeu. Le jeu de société est un média créateur de fiction, au même titre que le cinéma ou la littérature – il doit à mon sens pouvoir s’émanciper de ce qu’on fait actuellement de lui, afin d’évoluer encore. Au delà de cette affirmation, je veux rappeler que, même sans être chercheur, j’ai cherché en développant mes réflexions à faire preuve du plus grand discernement, à mettre à l’épreuve ces prises de positions. Il est parfois enthousiasmant de découvrir qu’on a eu tort : ça veut dire qu’on a compris quelque chose de nouveau. Ca m’est arrivé à de nombreuses reprises pendant mes recherches – et tant mieux. Ce n’est pas pour autant que je pense maintenant avoir « raison », même si j’ai de fortes convictions, que je défends. J’ai simplement accepté qu’il s’agit de questions théoriques qui méritent sans cesse d’être débattues, toujours.

L’autre point sur lequel j’ai dû évoluer par rapport à mes intentions de départ, c’est la question de l’interprétation liée à la rhétorique procédurale. Je l’aurais peut-être compris plus tôt si j’avais fini mes études littéraires, mais mieux vaut tard que jamais. Le rapport que nous avons aux oeuvres, et donc aux jeux de société, l’interprétation que l’on peut en faire, l’écho qu’elles représentent pour l’individu ou la société, sont des notions fluides. Il n’y a pas de vérité objective à trouver, à graver dans le marbre, fièrement, comme pourrait le faire un chercheur en sciences dures. C’est une guerre de sens qui se joue dans et autour de la culture. Si je parle du rapport du jeu de société au capitalisme, à l’impérialisme ou à l’écologie dans le livre, ce n’est pas pour le réduire à ces considérations, mais parce qu’il me semble important que ces positions soit tenues. Dans cette guerre du sens se jouent nos représentations du monde et de nous-mêmes. Nous sommes animés par de multiples forces, intérieures et extérieures, et nos parties de jeux de société forment certains de ces vecteurs. Il nous appartient de le comprendre afin de créer d’autres jeux, qui pourraient nous mener dans d’autres directions. Pas parce qu’on pense détenir la vérité, mais parce qu’on pense, sans forcément connaitre la destination, que c’est la bon chemin.

Enfin, questionner c’est une chose, mais derrière il faut construire. J’essaye d’envisager des pistes, en fin de livre, pour créer des jeux différents, dont les auteurs et les autrices s’emparent comme un moyen d’expression. Pas seulement pour créer des jeux engagés, mais pour élargir encore le registre des expériences vécues en jeu. Je découvre seulement maintenant à quel point le jeu vidéo s’est posé ces questions il y a déjà 15 ans. J’ai tenté des parallèles avec la littérature, les arts graphiques, le cinéma, mais le média que j’ai finalement peu exploré, c’est le grand petit frère du jeu de société. Il y a là-bas des tentatives pour créer des jeux poétiques, pas seulement parce qu’ils possèdent des illustrations oniriques ou symboliques, mais parce qu’ils proposent des gameplay décalés et non fonctionnels. Le propos n’est pas toujours explicite – comme en poésie, c’est bien souvent au joueur de combler les blancs et de se l’approprier. Ce qu’il reste à créer dans ce sens en jeu de société est absolument fascinant.

Depuis un peu plus d’un mois que le livre est sorti, j’ai fait un certain nombre de présentations et débats dans des bars à jeux, des boutiques, des librairies. J’y ai croisé des publics avec des questions et des approches très divers. A chaque fois, j’ai senti un réel intérêt pour le sujet. Je ne sais pas si les ventes seront très bonnes – je le souhaite à l’éditeur, dont c’est le gagne pain – mais je sais en tout cas que je ne l’ai pas écrit pour rien. Ce n’est pas une porte ouverte enfoncée, ni une élucubration intellectuelle, mais bien un questionnement pertinent pour ceux et celles qui, comme moi, sont passionnés par notre media. Bref, il me semble que je n’ai pas perdu mon temps.