2016 : le bilan de Schrödinger

Tonnez tambours, sonnez trompettes, car c’est l’heure du bilan annuel (encore en retard) du Kermarrec ! Pour les deux du fond près du radiateur qui êtes en train de me lire, merci du fond du coeur, j’apprécie. Mais trêve de préambule, parlons peu, parlons bien, voici ce qui s’est passé (trop vite) en 2016 dans ma nébuleuse.

Cette année, j’ai pu annoncer deux jeux publiés – Freak Shop et Noxford – voire trois, si on compte Megabou, le jeu auto-micro-édité pour le festival Antijeu. Donc une bonne année somme toute, même s’il est un peu tôt pour juger du succès des deux premiers jeux, ceux ci étant sortis en fin d’année. J’ai encore peu de chiffres, mais l’accueil sur le marché français a été très bon – tout ce que je peux leur souhaiter maintenant, c’est un bel avenir sur le marché international. Dans le contexte actuel, avoir réussi à montrer que ces jeux existent, et voir que les joueurs les apprécient, c’est déjà une belle réussite.

C’est en tout cas une occasion de plus de constater la différence entre les « petits » et les « gros » (éditeurs ou auteurs). Au fur et à mesure que j’entends parler des volumes de vente de tel ou tel jeu, je confirme qu’il existe bien deux mondes : celui des éditeurs qui lancent une production de 3000 jeux courageusement en jouant une nouvelle fois leur avenir économique dans l’opération, et celui des éditeurs qui lancent une production de 30 000 exemplaires au minimum, même d’un jeu médiocre, sans avoir peur de se planter, voire avec la certitude que les jeux partiront quoi qu’il arrive, tant leur communication et leur réseau de distribution les avantagent. L’écart est si énorme entre ces deux mondes que je ne peux plus parler uniformément des éditeurs de jeux de société comme étant « des passionnés qui ne gagnent pas vraiment d’argent », comme je le faisais jusqu’à présent. C’est le cas des petits éditeurs, qui assument les frais fixes d’illustrations et une production relativement onéreuse sur des petits tirages, mais c’est loin d’être le cas des plus gros, qui certes effectuent une mise de fond plus importante globalement, mais réalisent une économie d’échelle substantielle sur la production et surtout diluent énormément le coût de réalisation (illustration et graphisme).

Paradoxalement, ce sont les petits éditeurs qui sont les plus généreux pour les auteurs, proposant spontanément des conditions avantageuses et des droits d’auteur corrects. Les seconds, en position de force, refusent généralement de négocier les contrats qu’ils proposent, estimant que les miettes laissées aux auteurs, sur les volumes effectués, sont déjà suffisantes. Evidemment, une fois qu’on signe un jeu chez un éditeur qui ventile pas mal il devient beaucoup plus envisageable de « vivre » du jeu de société – si tant est qu’on se contente de se payer au smic pour vivre du jeu, et encore. Donc non, il ne faut plus dire que personne ne gagne vraiment d’argent dans le jeu de société. Il y a des volumes de ventes énormes, en légère croissance chaque année, et on finit par voir qui gagne cet argent. Les gros éditeurs, certes, et surtout les distributeurs, évidemment, qui gagnent une fortune en louant un morceau d’entrepôt et en envoyant des mailings hebdomadaires. Il suffit de voir qui, à Essen, peut se payer des stands de la taille du Guatemala. Ces éditeurs et/ou distributeurs sont ceux là qui, pendant l’année, vont pouvoir investir massivement en communication pour pousser leurs jeux. Bref, tout ça c’est finalement pas une surprise, ça fonctionne de la même manière dans les autres secteurs de vente ; reste le choix du consommateur, donc du joueur, qui est déterminant.

Mais là encore, je ne peux que faire le cynique constat que notre milieu n’est pas différent des autres. Sociologiquement parlant, le milieu des « joueurs » passionnés est composé pour une large part de « CSP+ », d’ingénieurs informatiques, de professionnels de l’éducation, bref de gens à qui on pourrait prêter un esprit critique affuté. Force est de constater qu’il n’en est rien. Le même « star system » règne dans notre microcosme que dans les autres milieux de la création, la musique, le livre ou la BD. On peut s’enorgueillir que le milieu du jeu est un milieu très créatif certes, des centaines de jeux sortent chaque année, tous tentant d’être différents ou originaux – et un certain nombre y parvenant même plutôt bien – et pourtant on ne parle toujours que des mêmes jeux ou des mêmes auteurs ou éditeurs. C’est criant de vérité quand on regarde les listes de Noël des différents blogueurs ou sites spécialisés – dont on pourrait penser qu’ils aient aimé des jeux différents parmi cette production annuelle pléthorique et de qualité ; mais non, les même jeux se retrouvent dans toute les listes. De ce fait on peut tirer deux constats : soit effectivement, les jeux sortis cette année sont globalement médiocres, et ceux qui sont plébiscités sortent du lot à tel point qu’ils ne peuvent que faire l’unanimité ; soit les joueurs et les medias eux même participent d’un même effet de masse, d’inertie qui veut que l’attention ne peut être accordée qu’à une poignée, comme une arène de gladiateurs où il ne peut en rester qu’un, pour le bonheur d’une foule qui prend son plaisir à scander de concert le même nom, laissant dans le néant les créations de dizaines d’auteurs pas forcément plus mauvais. Vous vous en doutez, je penche pour la deuxième hypothèse.

Les plus cyniques d’entre vous pourront me reprocher d’être simplement aigri de ne pas faire partie de ces happy fews, que je serais peut être moins critique si moi même je tirais les bénéfices de ce système comme ces quelques élus. Sans doute, qui sait. Toujours est il que je vois sur les festivals de jeunes auteurs très créatifs, que je vois sortir des jeux que je trouve réellement originaux ou particulièrement bien ficelés, et je suis surpris que malgré cette diversité de création qui explose depuis quelques années, les joueurs eux même et les medias spécialisés continuent encore et encore de vouloir scander les même noms. Ne cherchez pas, je n’en donnerais pas, j’ai beaucoup de respect pour Bruno Cathala^^ (si tu me lis, n’y vois rien de personnel, mais tu te doutes que tu ne peux qu’être le meilleur exemple de ce que j’essaye d’expliquer). Bien évidemment, puisque moi aussi je fais partie des auteurs qui cherchent à se professionnaliser, je cherche en priorité à signer chez ces gros éditeurs pour assurer de meilleurs revenus pour moi et ma famille, ça tombe sous le sens ; mais ça n’empêche pas de garder un esprit critique sur notre microcosme. Et encore, je ne parle pas du fait que les droits d’auteurs sont calculés sur le prix de vente éditeur et pas sur le prix public, ce qui est un autre débat…

Bref, plus qu’un bilan de mon année, je crois que ce billet est parti en analyse. Nous sommes en 2017, mon premier jeu publié est sorti il y a dix ans, et je vais avoir 40 ans cette année : c’est sans doute pour ça que je commence à faire le vieux con, allez savoir… allez, à l’année prochaine !