2020, demi-tour

Hello les deux du fond. Vous avez mis votre masque, c’est bien. Voilà venu le temps du bilan annuel – l’an dernier j’ai passé mon tour, mais cette année, il y a beaucoup à dire. Au boulot !

D’abord, inévitablement il faut parler du Covid – comme ça, c’est fait. A dire vrai les confinements n’ont pas changé grand chose à mon quotidien, puisqu’en tant qu’indépendant je bosse déjà chez moi toute l’année. Financièrement ? hors covid les auteurs de jeu peuvent déjà difficilement se professionnaliser, alors ça ne change pas grand chose – on va gagner encore moins sans doute, mais vu qu’on a tous déjà appris à faire avec… passons donc sur cette histoire sanitaire, j’espère simplement que les choses redeviendront plus simples au plus vite, mon bar à jeux me manque.

J’ai continué de travailler pour quelques éditeurs en tant que graphiste/ directeur artistique. Tout ça peut se faire à distance, et si les projets ont parfois pris du retard, ils ont tous continué d’être développés malgré tout. Pour le reste, j’ai eu une année blanche niveau sorties. La raison est simple : je n’ai pas pris de rendez-vous avec un éditeur depuis deux ans. Fin 2018, j’ai fait une espèce de « crise de foi ».

J’ai publié mon premier jeu en 2007, et lentement, depuis, je me suis efforcé de vivre du jeu. J’ai beaucoup appris, beaucoup travaillé, et j’ai été, je pense, plutôt productif, puisque j’ai sorti une vingtaine de jeux en 12 ans. A chaque Cannes, chaque Essen, j’ai enchainé les rendez-vous toutes les demi-heures ou toutes les heures à faire mon camelot devant des éditeurs dont l’arbitraire des choix et des arguments finit par user. J’ai bossé deux ans sur un jeu qui s’est vendu à 5000 exemplaires, et deux mois sur un jeu qui s’est vendu à 50 000. J’ai vu des projets à peine publiés sombrer sous l’avalanche des sorties. « C’est le jeu ma pov’ lucette », me direz-vous : il faut croire qu’au bout d’un moment, je n’ai plus eu envie de jouer.

Cette usure a coïncidé avec un autre changement : une espèce de dissonance cognitive, un conflit interne entre mon métier d’auteur au sein du milieu du JdS tel qu’il est aujourd’hui, et ma vision du monde au delà de notre milieu. Je ne l’apprends à personne : nous vivons une urgence climatique sans précédent, et celle-ci ne vient pas de nulle part. C’est notre mode de vie occidental, capitaliste, qui l’a créée et ne fait que l’aggraver année après année. Où se situe le jeu de société là dedans ? et ses auteurs ? à mon sens, pas du côté de la solution. La plupart des jeux sont produits en chine, et beaucoup sont encore bourrés de plastique. Certes, le jeu d’édition s’est construit ces trente dernières années avec la mondialisation et la société du divertissement – on ne parlerait sans doute pas d’ « auteur de jeu » s’il n’y en avait toujours que 10, ni de « jeu de société moderne » si celui-ci n’avait pas pu se décliner sur une telle richesse de références en étant produit à bas coût. Mais ce modèle a ses limites. Il faut produire et consommer moins et mieux, c’est une évidence. Notre manière de produire et de pratiquer le jeu doit évoluer – et je n’en vois aucun signe. Ravensburger « greenwash » : pas de film plastique sur Vilainous, une révolution ! jusqu’à ce qu’on regarde le contenu de la boite… heureusement qu’Opla existe pour démontrer qu’il est possible de produire du jeu autrement si on en fait une priorité – mais il est bien seul. N’en déplaise aux cyniques, oui, je me fais donneur de leçons, même si la plupart de mes jeux encore en vente sont produits en chine. L’année dernière, j’ai fait annuler la publication de deux de mes jeux, deux Kickstarters remplis de figurines qui étaient prévus de longue date. Dorénavant, si je dois republier quelque chose, ce sera fait proprement, ou ça ne se fera pas.

Sociétalement, le jeu de société moderne n’a plus rien à prouver – à lui même en tout cas, car il reste encore du chemin à faire dans l’opinion publique en termes de reconnaissance. Il a toutefois gagné à mon sens ses lettres de noblesse : oui, le jeu de société est une œuvre de l’esprit, ce n’est plus à démontrer. Malgré cela, c’est un media jeune. Là où le film ou le livre ont développé très tôt une parole pamphlétaire, rares sont les auteurs de jeu qui s’en emparent pour lui faire dépasser le cadre du simple divertissement – ce même divertissement qui nous détourne trop souvent des questions essentielles et de la prise de conscience politique. Nous tournons en boucle sur l’héritage des cultures de l’imaginaire de la seconde moitié du 20e siècle : donjons, super-héros et science-fiction – ce futur promis dont il nous faudrait pourtant faire le deuil. Nous commençons à peine à nous forger les clés d’analyse de nos oeuvres ; la réthorique procédurale est un bon début, mais elle ne fait que balbutier. Moi-même je n’ai toujours envisagé la création que sous l’angle de l’innovation mécanique, du fun et du potentiel éditorial. Je commence à peine à réfléchir à comment créer des jeux qui véhiculent volontairement du sens, et lequel. Spoiler : ce n’est pas évident du tout, et c’est pour ça que c’est intéressant. Ah, ce faisant, je gagne au passage un point de plus de « moralisateur », en tout cas pour ceux qui voudraient sanctuariser le jeu dans un espace sémantique anodin, apolitique. A quoi bon défendre que le jeu est un objet culturel si on ne prend pas la mesure des responsabilités qui vont avec ?

Cette prise de distance globale avec le milieu a également coïncidé avec la pratique d’un nouveau métier. Je suis depuis un an professeur de création de jeux de société dans une école de jeux vidéos. Majoritairement pour faire découvrir à des élèves de première année le game design iteratif, le délicat équilibre entre thème, mécanique et matériel, mais aussi la place du hasard, la qualité des choix, etc. Si par ailleurs j’ai des velléités d’artisanat, ça me rappelle que la création de jeux, c’est ce que j’aime faire, et ce que je sais faire. Enfin il est toujours aussi passionnant de participer aux projets des collègues de mon collectif. Je continue donc de travailler à la création de jeux : ce ne sont juste plus les miens, pour la plupart. Accessoirement, ce poste d’enseignant me rend moins dépendant financièrement de mes droits d’auteur, et me permet donc de me détacher du jeu d’édition sans regret – parfois la vie est bien faite.

Ah, il reste un dernier dossier, et pas des moindres. Ce qui a occupé une partie de mon temps ces dernières années, c’est mon engagement à la Société des Auteurs de Jeux. J’ai repris la présidence de l’association depuis deux ans, après Laurent Escoffier. Je suis le dernier membre du conseil d’administration présent lors de la création de l’asso. J’avais bien indiqué au départ que pour moi, si on la créait, « c’était pas pour enfiler des perles » – et 4 ans plus tard, je ne suis pas peu fier de ce qui a été accompli. Nous avons rassemblé près de 400 auteurs et autrices réparties entre autres sur une vingtaine de collectifs, nous avons construit une base d’information administrative et juridique adaptée et gratuite pour tous, et nous avons aidé individuellement des dizaines d’auteurs dans la négociation de leur contrat. En dehors de ça, un des buts premiers de la SAJ est de parvenir à obtenir un statut fiscal et social pour les auteurs de jeux. Je peux affirmer sans me tromper que c’est actuellement en bonne voie de se réaliser – tout cela va se formaliser auprès des différentes administrations avec le temps, mais nous avons tissé des liens avec les autres associations d’artistes-auteurs et interpellé le ministère de la culture – tant et si bien que nous avons maintenant « le pied dans la porte ». Tout ça, c’est le résultat du travail des bénévoles qui composent le conseil d’administration, et qui se passent le flambeau année après année. J’ai fait ma part de boulot, et il est maintenant nécessaire que je passe la main à mon tour. Je fais confiance aux autres membres du CA pour continuer à faire avancer la reconnaissance de notre métier ; et pour les autres auteurs qui peut-être me liraient ici, je ne dirais qu’une chose : engagez-vous ! Cette association, notre syndicat, est nécessaire mais fragile : son existence ne tient qu’à la bonne volonté de cette douzaine d’auteurs et d’autrices. C’est un engagement passionnant, mais c’est aussi un fardeau qu’il faut que les auteurs se transmettent pour que l’association soit pérenne. Quant à moi, quitter le conseil d’administration va me permettre d’évacuer un gros morceau de charge mentale, et de retrouver du temps pour faire autre chose…

Comme créer des jeux, tiens, pourquoi pas.