Salutations, deux du fond ! Je ne fais pas beaucoup de bruit ni de grands gestes avec les bras sur les espaces numériques, et pourtant vous me lisez encore – donc bravo pour votre ténacité. Voici comme tous les ans le petit bilan de mes activités, puisque manifestement, ça vous intéresse. Le titre sera ma seule évocation de la situation sanitaire, on en bouffe tellement par ailleurs que je n’ai pas l’intention d’en parler, du tout.
Un seul jeu sorti cette année – ceux qui ont lu mon billet de l’année dernière comprendront pourquoi. Le jeu en question a été créé pour rendre service à un copain, et par ailleurs le jeu a été produit en france, donc c’est dans les clous. Vous pouvez aller lire la description de « R.A.P. – le jeu » dans l’article dédié – ce n’est pas un monument d’innovation ludique, simplement un chouette petit party game un peu littéraire, sans autre prétention.
Certes, je n’ai pas beaucoup été « auteur » cette année – le temps s’est partagé entre travailler mes cours pour mes étudiants, bosser en tant que DA/Graphiste pour des éditeurs, et bricoler des trucs en bois dans mon garage. Je parlerais peu de deux derniers, d’abord parce que les projets éditoriaux sur lesquels j’ai bossé tardent à sortir, et ensuite parce que les étagères de ma cuisine n’intéressent personne.
Pour la troisième année consécutive, j’ai enseigné le game design de jeux de société à quelques dizaines d’étudiants post-bac, en première année d’école de jeux vidéos (à l’ICAN, pour être précis). Ces jeunes gens aux parcours divers et variés viennent y apprendre entre autres le game design, et j’avoue que je ne suis pas peu fier d’être celui qui effectue cette première prise de contact avec notre art si particulier. Certes, un grand nombre d’entre eux a signé pour faire du jeu vidéo, et se trouve un peu décontenancé qu’on leur demande de découper des bouts de papier pour raconter des histoires. Malgré tout, je pense que beaucoup comprennent bien la filiation évidente entre les deux cousins ludiques, et finissent par se projeter sur le fait de créer des jeux au sens large. Leur culture du jeu de société est bien souvent plutôt faible : un rapide sondage effectué au début de chaque année montre que les deux tiers jouent encore seulement au Uno et au Monopoly, et parmi le tiers qui a connaissance de l’existence des jeux de société contemporains, seuls 3 ou 4 en pratiquent régulièrement. Il y a donc encore du chemin à faire question reconnaissance auprès du grand public.
Mes cours m’ont donné l’occasion de me pencher sur l’histoire du jeu de société, par le biais des ouvrages de référence de Jean-Marie Lhôte et David Parlett. Cela m’a permis d’approfondir ma vision de notre media en tant qu’objet culturel – le pavé de J.M. Lhôte est une constante mise en relation des jeux de société avec l’Histoire, les hommes, et les femmes, bref : sa place dans la culture au sens large. S’il est un peu plus à côté de la plaque concernant les jeux de société contemporains, c’est heureusement une partie de l’Histoire que j’ai vécue, pour les avoir vu émerger ; je suis donc mieux renseigné. Quoi qu’il en soit, revenir sur plus de 5000 ans d’histoire du jeu m’a permis de confirmer que oui, nous vivons bien un âge d’or du jeu de société en terme de création. Les mécaniques de jeu, les règles des jeux, si elles ont connu de multiples « variations », n’ont paradoxalement que peu évolué. Certes il y a eu des soubresauts incroyables, comme l’apparition des jeux de stratégie combinatoire sans hasard il y a un peu plus de 2000 ans, ou celle des cartes à jouer au XIVe siècle en Europe (et bien avant, en chine). Mais le nombre de systèmes de jeux explorés dans les jeux de pions ou dans les jeux de cartes est resté, tout compte fait, relativement restreint comparé à l’incroyable diversité de mécaniques développées par les auteurs et autrices depuis une cinquantaine d’année.
Et puis, il y a des bonnes surprises. Au milieu des cohortes d’étudiants qui, pour leur projet semestriel, créent un jeu de donjon, un jeu de gestion med-fan, ou un jeu de bluff sur le thème de l’espionnage, il y a eu ce petit groupe de 4 étudiants qui ont voulu créer un jeu anticapitaliste, un peu naïvement, avec l’enthousiasme de leur âge. En se plantant une première fois, parce qu’ils n’avaient pas pris la mesure du sens que peut véhiculer une mécanique de jeu – la réthorique procédurale, normalement, on ne voit pas ça en première année. Puis ils ont tourné autour du pot, en étant trop ambitieux sur le type de système à développer (« mais si, un jeu d’aventure où un héros fait la révolution, monsieur ! »). Et lors de la soutenance, je les ai vu débarquer avec un petit jeu de cartes appelé Weak at Work, au système ouvertement inspiré de Reigns, qui propose au joueur d’incarner un salarié médiocre dans une entreprise de services. Ils avaient donné du sens à toute l’expérience : le design était plutôt rébarbatif, influencé par les pictos de signalétique ou de powerpoints corporate ; le joueur doit y gérer sa jauge d’argent pour payer son loyer, mais aussi une jauge de santé physique, et une de santé mentale. Les semaines passent, le joueur doit faire des choix, qui ne sont jamais complètement gratifiants, avec des arbitrages moraux parfois assez durs. Les contraintes de productivité dans son travail s’accumulent, et le joueur s’aperçoit qu’il y perd forcément. Parce que c’est le cas : le joueur ne peut pas gagner, les auteurs l’ont voulu. Auteurs ici n’est pas un mot usurpé ; ces étudiants ont voulu créer un jeu qui soit une prise de position, sociétale, politique, et l’ont conçu dans ce sens. Pas pour le divertissement, pas pour plaire aux gosses ou aux geeks, pas pour innover mécaniquement. Le plus beau, c’est que les autres membres du jury n’ont pu que constater leur maitrise dans la justification de leurs choix, et qu’ils s’en sortent avec la meilleure note de la promo. J’en avais la larme à l’oeil de fierté.
Ce type de surprise, quand par ailleurs des jeux comme Cartaventura (du copain Thomas Dupont) voient le jour, me fait dire que le jeu de société évolue dans le bon sens, que notre media est en train de devenir autre chose qu’un jouet avec des règles. N’en déplaise aux auteurs de l’arrière garde, qui voudraient que le jeu de société reste une catharsis divertissante coupée du réel. Ca n’a jamais été le cas.
J’ai moi aussi quelques projets en chantier avec cette intention, mais je me sens un peu usé – et fébrile à l’idée de reprendre la création, il faut l’avouer, donc je n’avance pas aussi vite et bien que je l’aurais fait il y a quelques années sur des jeux plus anodins. Mais entre deux meubles en bois pour la maison, je trouverais bien le temps d’en aboutir un ou deux…